« Changement climatique et biodiversité », une série vidéo à l’épreuve du temps
Par Anne Teyssèdre, écologue et médiatrice scientifique, chargée de projets à l’ITE et à la SFE2
A droite, Robert Barbault (1943-2013), professeur d'écologie au MNHN, en 2008.
Plus de quinze ans après sa réalisation, une œuvre de vulgarisation scientifique peut-elle encore contribuer à la diffusion des connaissances, ou bien s’agit-il « seulement » d’un document d’archive, potentiellement utilisable en histoire des sciences ? Je me suis posé cette question à propos des divers courts films et séries vidéos interdisciplinaires en sciences de l’environnement que j’ai réalisés en 2008 au sein du Département d’écologie du Muséum national d’Histoire naturelle, alors dirigé par Robert Barbault.
En effet, ces films et séries ayant tous pour objectif d’explorer les tenants et aboutissants des grands changements environnementaux affectant la biosphère et les (socio-)écosystèmes, sous la pression des activités humaines, ainsi que les principales pistes pour réduire cette pression et infléchir ces changements, la question de leur pertinence actuelle se posait dans l’idée d’intégrer – ou pas ! – certaines de ces vidéos à de nouveaux projets multimédias de diffusion scientifique ou de formation en sciences de l’environnement.
Parmi eux, la série vidéo Changement climatique et biodiversité coproduite par le MNHN, le GIS Climat et la Huit en 2008 porte sur un sujet encore plus brûlant aujourd’hui qu’à l’époque. Tournée à Paris (au Muséum et au CIRED) et à Saclay (au CEA), cette série est composée de 17 « vidéos-clés », brefs exposés de chercheurs et experts de multiples domaines en réponse à 17 questions-clés liées au changement climatique mondial en cours. Que peut-on dire de cette série, seize ans après sa réalisation ? Serait-ce une bonne idée d’en réveiller les fichiers vidéo et audio, qui dorment dans quelques DVD au fond de tiroirs depuis plus de douze ans, pour les mettre en ligne dans de nouveaux projets web interdisciplinaires ?
Valérie Masson, climatologue, directrice de recherche au CEA, en 2008 (Questions Q1 et Q3)
Tout en reconnaissant ma partialité d’auteure et réalisatrice de cette série, je dirais que oui. A la revoir après seize ans, j’ai bien sûr été émue par les images de Robert Barbault, disparu maintenant depuis plus de dix ans, et par le « rajeunissement » des dix autres intervenants. Mais aussi, pour ce qui nous occupe ici, j’ai été frappée tout à la fois par la qualité scientifico-médiatique et par la « signature » historique de cette série.
De l’exploration des mécanismes au constat d’urgence climatique
Sur le plan de la diffusion scientifique, l’ensemble de ces vidéos me semble constituer aujourd’hui encore un document précieux, pour les diverses raisons suivantes, valables tant en 2008 qu’en 2024 :
- La diversité (et la pertinence) des domaines abordés, qui vont de la climatologie à l’économie et aux sciences politiques en passant par la génétique et la dynamique des populations, la biologie marine, l’écologie et la biogéographie, dans une approche décloisonnée du sujet.
- La compétence scientifique (et la complémentarité) des onze chercheurs interrogés, tous réputés au niveau international dans leurs domaines respectifs, explorant pour certains la complexité des socio-écosystèmes et l’interdisciplinarité en sciences de l’environnement.
- Leur qualité pédagogique et médiatique d’enseignants-chercheurs, ou directeurs de recherche, doublée pour certains d’une volonté manifeste de sensibiliser les citoyens-acteurs et les responsabiliser face aux enjeux du changement climatique.
- Enfin, la nature des questions traitées, qui portent principalement sur les causes, mécanismes et enjeux – pour la biodiversité et pour les sociétés – du dérèglement climatique en cours, ainsi que (pour les dernières vidéos) sur les pistes de réduction et d’adaptation à ce changement.
Or, s’agissant d’un même processus étudié sous de multiples facettes depuis plus de trente ans, la compréhension par les scientifiques des principales causes, mécanismes et enjeux du changement climatique mondial est sensiblement la même en 2008 qu’aujourd’hui. Ainsi, à l’exception des concentrations de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère terrestre (Question Q2), qui ont significativement augmenté depuis 16 ans, mais aussi de certaines assertions et projections du GIEC (Groupe Intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat) en 2007, qui rétrospectivement peuvent apparaître aujourd’hui trop prudentes (voir plus bas), le contenu scientifique de cette série vidéo est toujours d’actualité.
J’insisterais aussi sur le concernement scientifique et médiatique des chercheurs interrogés, tous soucieux de l’ampleur des changements environnementaux en cours et de leurs impacts, et souhaitant par leurs activités d’enseignement et diffusion scientifique contribuer à renforcer la capacité des citoyens-acteurs à répondre à ces changements. C’était le cas en particulier de Robert Barbault, qui m’a en outre beaucoup encouragée et soutenue dans mes projets de diffusion scientifique ou médiation interdisciplinaire (1) - projets coproduits par le Muséum grâce au soutien du Département d’écologie qu’il dirigeait à l’époque -, dont cette série thématique.
Globalement, cette série vidéo confirme l’urgence d’un changement de gestion des écosystèmes anthropisés (exploités par les sociétés), notamment agricoles, mais aussi – et surtout ? –, plus en amont, la nécessité d’un changement radical de nos conceptions du monde et de nos relations avec la biodiversité, de nos modes de vie et du modèle économique dominant (ex : Q13, Q15 à Q17).
De l’urgence à l’(in)action…
Sur le plan historique (ou épistémologique), les exposés de Sylvie Joussaume (Q2 et Q12) sur les modélisations numériques et prévisions du GIEC en 2007 mettent en évidence la grande prudence initiale de ce panel intergouvernemental d’experts, non seulement dans ses scénarios climatiques pour 2100 - qui paraissent aujourd’hui plutôt optimistes -, mais aussi dans sa formulation même de la causalité du réchauffement climatique mondial (attribué alors « très probablement » à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre résultant des activités humaines).
Mais considérons ceci : si les prévisions climatiques du GIEC de 2007 pour 2100 (réchauffement probable entre +1,8°C et + 3,4°C, selon le scénario socioéconomique) paraissent aujourd’hui optimistes, c’est bien parce que malgré le diagnostic d’urgence posé par la plupart des scientifiques à l’époque, sur la base des connaissances présentées notamment dans cette série vidéo, les émissions annuelles de GES (et la déforestation) n’ont pas cessé de croître à l’échelle mondiale.
Force est de constater que la compréhension des mécanismes et le diagnostic d’urgence climatique ne suffisent pas pour inverser les dynamiques socioécologiques en cours… Et nous approchons ici les limites des recherches explorées dans cette série vidéo !
Dans son rapport de 2019, l’IPBES (Plateforme intergouvernementale d’experts sur la biodiversité et les services écosystémiques) a souligné l’importance des facteurs indirects – sociaux, culturels, juridiques, économiques, psychologiques,etc. – pouvant jouer le rôle de leviers d’action propres à modifier et réorienter les dynamiques socioécologiques (et donc le devenir des socioécosystèmes), sur la base de la connaissance au moins partielle des facteurs directs – climatiques, écologiques, biologiques...
Comme assumé dès les années 2000 par Robert Barbault et les autres intervenants de cette série vidéo, l’enseignement et la diffusion des connaissances en sciences de l’environnement, dans laquelle s’inscrit cette série, font partie de ces leviers, désignés comme « changements transformateurs » par l’IPBES depuis 2019. En favorisant l’analyse, le débat et la concertation des citoyens-acteurs, la communication des enjeux du changement climatique (cf. la question Q.15), de même que l’élaboration de scénarios environnementaux (cf. Q12 et Q13), relèvent de ces leviers. Au niveau gouvernemental, la prise en compte de ces connaissances (et scénarios futurs) par les politiques agricoles, environnementales et sectorielles (Q17), ou la réorientation des politiques fiscales visant à réduire la demande globale d’énergie et d’autres ressources dans les pays riches (cf. Q16 à Jean-Charles Hourcade), sont d’autres changements transformateurs prônés par l’IPBES.
Jean-Charles Hourcade, économiste, directeur du CIRED en 2008 (questions Q15 et Q16)
Les propositions, recherches et actions dans ces domaines et d’autres sont aujourd’hui nombreuses, de plus en plus souvent transdisciplinaires – en ce sens qu’elles impliquent non seulement des chercheurs de toutes disciplines mais aussi bien d’autres personnes (acteurs) s’engageant dans des projets territoriaux collectifs, à différentes échelles géographiques – dont des conventions et accords internationaux discutés à l’échelle mondiale (ex : COPs climatiques). Scrutés, voire amorcés (ou seulement assistés) par des scientifiques et experts de tout poil, dont des juristes, sociologues et autres spécialistes en sciences humaines et sociales, ces projets et approches ne sont pas explorés dans cette série vidéo, marquant en cela les limites de son interdisciplinarité.
Examen réussi – Bon réveil à ces vidéos !
En bref : bien que datée de 2008, cette série vidéo « Changement climatique et biodiversité » me semble constituer encore aujourd’hui une excellente introduction à l’urgence climatique, à travers la présentation – par des scientifiques avertis – des principales causes, mécanismes « proximaux » et enjeux du changement climatique en cours, ainsi que des premières pistes de réponses des sociétés. En outre, tout en centrant sa focale sur les causes et effets directs (physiques, biologiques, écologiques) du dérèglement climatique, et en n’explorant que très partiellement les facteurs indirects vecteurs de « changements transformateurs » (ex : élaboration de scénarios environnementaux, éclairage des politiques sectorielles, ..), elle s’inscrit elle-même dans l’un des leviers de transformation (ou basculement) des socioécosystèmes soulignés par l’IPBES : celui de la formation aux sciences de l’environnement des citoyens-acteurs, électeurs ou/et décideurs.
Sur le plan historique (et épistémologique), cette série témoigne de l’avancée des connaissances sur le changement climatique mondial et ses enjeux en 2008, et permet de souligner par contraste les dernières hésitations du GIEC à pleinement désigner l’augmentation des émissions de GES liées aux activités humaines comme cause de ce dérèglement. C’est également un témoignage de l’implication des onze scientifiques interrogés dans la sensibilisation et la formation des citoyens-acteurs aux enjeux des changements environnementaux en cours.
Pour toutes ces raisons, j’ai décidé de réveiller cette série vidéo, en hibernation depuis des années dans quelques DVD, et de l’intégrer (sous licence Creative Common) à mes projets web interdisciplinaires en cours. Elle forme ainsi l’introduction de la section A3, sur les changements globaux et leurs enjeux, du projet Nexus vidéos-clés. J’espère que la réactivation de cette ressource audiovisuelle réjouira peu ou prou les personnes qui y ont collaboré, et remercie encore tous les intervenants !
Anne Teyssèdre
(1) Robert Barbault m’a également soutenue dans mes projets de recherche et d’écriture d’articles scientifiques, dans ce même Département d’écologie du MNHN.